Le bois

Crise

Lorsque la porte s’ouvre – non au touriste mais à l’invité – l’obscurité demeure car l’on pénètre dans un bois au feuillage dense, un bois sauvage, où hêtres, cyprès et pins parasols s’entremêlent avec frénésie et empêchent de se frayer aisément un chemin : une nature indomptée et hostile. Le bois entouré de sa muraille représente la crise, ce vide existentiel sourd et obscur où ne pénètre aucun rayon de bonheur, aucune musique, aucune clarté. La muraille désigne à la fois un enfermement et une protection : repli stratégique et rempart contre l’agression extérieure.

THÈMES

des sons

  • Wagner (R.), Tristan und Isolde, acte III, Prélude (1865)
  • Mahler (G.), Symphonie n°5, IV. Adagietto (1901-02)
  • Ligeti (G.), Atmospheres (1961)
  • Ligeti (G.), Lux Aeterna (1966)
  • Delerue (G.), L’important, c’est d’aimer, Thème principal (1975)
  • Pärt (A.), Festina Lente (1988-90)
  • Beethoven (L.), Sonate n°23 Appassionata, I. Allegro assai (1804-05)
  • Schubert (F.), Der Erlkönig (1813)
  • Brahms (J.), Concerto pour piano n°1, I. Maestoso (1859)
  • Wagner (R.), Die Walküre, Acte I, Prélude (1870)
  • Mahler (G.), Symphonie n°2, I. Allegro maestoso (1988-94)

des images

  • Steenwyck (H.), Les Vanités, 1645
  • Friedrich (K.D.), L’Abbaye dans un bois, 1809-10
  • Goya (F. de), Saturne dévorant ses enfants, 1821-23
  • Turner (J. M. W.), Vapeur dans une tempête de neige, 1842
  • Delacroix (E.), La lutte de Jacob avec l’ange, 1861
  • Munch, Le cri (1893-1917)
  • Pollock (J.), One (Number 31, 1950), 1950
  • Bacon (F.), Autoportrait, 1971
  • Visconti (L.), Death in Venice, 1971
  • Zulawski (A.), L’important c’est d’aimer, 1975

des mots

  • Kazantzaki (N.), Lettre au Greco, 1956 (combat de Jacob et de l’ange)

VARIATIONS

Hiver

Torpeur, panique, délire

Tremblement, écroulement, pétrification, putréfaction

   Étendue sur mon lit j’assiste, pétrifiée, à l’écroulement de mon univers familier. Je voudrais réagir, appeler à l’aide ou m’enfuir, mais en vain : spectatrice de ma propre impuissance, je me vois tenter désespérément d’appeler du secours, alors qu’aucun son n’émerge de lèvres douloureusement crispées. Je veux me redresser, mais une force dont j’ignore la nature paralyse mes membres et m’entraîne irrépressiblement vers le bas.

   Bientôt, le sol se fend dans un crissement insupportable et laisse entrevoir, face à moi, un gouffre si obscur que je ne puis en évaluer la profondeur. Mon lit bascule, comme happé par ces abysses inconnus et un vertige terrifiant m’envahit. Mon cœur bat trop vite, trop fort, et la peur frappe violemment mes entrailles par à-coups lancinants et entêtés. Le souffle court, mes yeux se révulsent et je suis sur le point de capituler.

   Ce n’est plus mon environnement qui subit les assauts d’un tremblement de terre : corps et âme, comme habitée au plus profond de mon être, je deviens ce grand tremblement, je suis cette terre douloureuse en mouvement.

   Une immense bouffée d’air frais salutaire pénètre mes poumons, m’arrache aux ténèbres et me ramène brusquement à la surface de ma raison. Je me réveille dans un cri d’animal apeuré et pose instinctivement mes mains sur mon ventre trop lourd.

   Lentement, j’émerge, essoufflée, par degrés progressifs d’éveil de ma conscience, comme un rescapé laissé pour mort au champ de bataille et qui, patiemment, passe en revue ses membres endoloris. Lentement, je retrouve peu à peu mes repères, les images se font plus nettes, moins confuses et plus sereines.

   Je me revois couchée dans ce lit, je me revois plongée, après le séisme, dans ce cratère éteint que le temps a recouvert de boue. La vigilance en veilleuse, d’un calme inquiétant, je prends la mesure de mon malheur et me complais dans mon attrait pour la fange informe et l’odeur fétide de mon corps en putréfaction. Plongée dans la matière honteuse et triste de cette terre stérile, je m’avance, inexorablement, vers la perception la plus aiguë de mon malheur ; je m’achemine, en somnambule, au plus profond de ma nausée.

   J’aspire à la saleté, à la déliquescence, à l’étiolement ; ce cratère sans vie s’offre en tombeau à mon corps en perdition.

   Pétrir. Pétrir sans but. Pétrir inlassablement l’informe et le nauséabond ; m’enfoncer, toujours plus profondément, dans la connaissance pleine et entière de mon désespoir ; devenir ce cratère boueux ; confondre mon âme en déliquescence avec cette matière repoussante de puanteur ; éprouver le néant, le plus intensément, le plus douloureusement possible ; l’éprouver jusqu’au bout ; l’éprouver, pour ne plus éprouver ; et capituler, capituler enfin…

   Peu à peu, sans que je ne perçoive de signe avant-coureur particulier, mon mal se déplace et prend d’autres teintes, une tonalité moins grave. Peu à peu, ma nausée disparaît pour laisser place à une absence de pensée, au renoncement à tout désir, à l’entretien du vide. Je ne perçois bientôt plus aucune sensation et m’enveloppe, indolente et soumise, d’un manteau d’apathie.

   Le cratère se recouvre d’une coulée de boue plus chaude qui se veut davantage protectrice, moins menaçante. Ses eaux stagnantes bannissent toute mémoire.

   Le temps suspend sa course, s’étire, puis se replie. Il baisse les bras, renonce à battre la mesure. Chronos s’abstient, provisoirement, de dévorer son enfant.

   Dans cette contrée lointaine où toute pensée se dissout, dans cette grande attente dépourvue d’objet, j’hésite longuement, comme en apesanteur, entre l’ultime renoncement et la renaissance salutaire, entre la cendre et le phénix.

Sortie de l’hiver

De la terre stérile aux cendres fécondes

Nuit salutaire

   Une nuit, une de ces interminables nuits, je suis attirée, dans un demi sommeil, par les braises se consumant dans la cheminée. Je contemple tout d’abord d’un regard distrait, les yeux lourds, ces flammes bleues et blanches tandis qu’elles reprennent vigueur au contact du bois mort. Je me mets à écouter les crépitements, de plus en plus insistants, de ces branches sacrifiées.

   Au plus profond de la nuit, je laisse mon esprit s’adonner librement, sans contrainte aucune, à la rêverie éveillée. Je vois tour à tour défiler devant moi des images de bûcher, de destruction et d’antique holocauste. 

   Étrangement, ces visions d’anéantissement portent en elles le germe d’un au-delà du sacrifice ; elles m’invitent à voir dans cet autodafé apparent, les conditions d’émergence de l’instinct créateur, la manifestation empressée de l’énergie dionysiaque.

   Je vois le foyer modeste de ma chambre devenir volcan impatient, cracher pierre, métal, feu et gaz. Je vois ce volcan réveiller la terre, lui imprimer une nouvelle direction, un nouveau sens, un élan incoercible.

   Peu à peu, je reprends confiance. Peu à peu je me surprends, de bonne guerre, à tout perdre pour mieux tout reconquérir. Dépossédée de moi-même, j’épouse le déhanchement des flammes et vis à leur rythme. Je quitte la simple contingence de mon corps pour aller plus haut, plus loin. Je sens à nouveau, dans ce va-et-vient perpétuel du foyer au volcan, de l’intime à l’universel, battre le pouls du monde.

   Aspirer à l’immense incendie, à l’anéantissement qui se fait réveil, à l’embrasement des sens ; percer l’énigme du feu, me faire esprit du volcan ; chasser les nuages qui obscurcissent ma conscience ; brûler, brûler encore, brûler pour mieux rayonner ; raviver la flamme intérieure ; créer par le feu, à partir d’une matière informe, une statue de bronze aux formes généreuses ; devenir forgeron de mes propres désirs.

   Le lendemain à l’aube, je jette au feu mes vêtements et mes draps souillés et je me prépare au plus vite un bain chaud.

   Je me remets bientôt aux études, à la lecture. Je reprends bientôt, avec le même enthousiasme qui animait mon isolement dans les études, une vie sociale bien remplie. Je sors de moi et vais à la conquête du monde, de ses mystères et de ses plaisirs.

   De cette nuit salutaire, je forge dans le feu mon credo personnel : dorénavant, je façonnerai mon destin, tel un potier s’emparant de l’argile humide et grossière, pour la fixer au centre du tour et lui donner, au gré de son imagination, les contours qu’il figera dans la chaleur du four ; désormais, je modèlerai l’argile de mon existence, je l’étirerai audacieusement ou au contraire, la comprimerai avec retenue ; de cette matière brute et ingrate émergeront, posées sur la roue du temps, sous l’action d’un travail acharné, les formes de ma pensée ; je les immortaliserai dans le four brûlant de mes élans passionnés ; je leur donnerai, dans l’accumulation patiente des manuscrits, des allures d’éternité ; enfin je deviendrai moi-même, à force de persévérance, le fruit de ces transformations subtiles, l’objet rêvé par l’artisan.

   Boue difforme, je me ferai vase élégant, écrin à investir, réceptacle de mes désirs.