Cette propriété, bien qu’imaginée, pourrait sans aucun doute acquérir une réalité matérielle, mais l’essentiel est ailleurs : elle décrit d’abord et avant tout, un possible trajet existentiel, celui proposé par Robert Misrahi.
Le bois entouré de sa muraille représente la crise, ce vide existentiel sourd et obscur où ne pénètre aucun rayon de bonheur, aucune musique, aucune clarté. La muraille désigne à la fois un enfermement et une protection : repli stratégique et rempart contre l’agression extérieure.
Le passage du bois opaque au clair-obscur de la clairière-jardin, incarne la sortie de la crise et le retour du désir,du bonheur premier : un bonheur empirique, encore passif et éphémère, semblable au bonheur qu’éprouve un animal de compagnie lorsqu’il recherche le soleil pour lui exposer ses flancs. Bonheur conscient mais non connaissant.
Franchir le seuil de la demeure, signifie accomplir un pas décisif, une véritable conversion laïque, une conversion à la construction d’un bonheur second, solide, actif et durable. On passe de la nature à une demeure construite de main d’homme, à l’image de ce bonheur qui ne s’attend pas mais s’édifie, dans une démarche active qui englobe émotion et réflexion.
La chambre-bureau incarne le moi profond, la jouissance de soi ; descendre dans le séjour, signifie passer du moi profond et intime au moi social, à la jouissance de l’autre.
C’est dans cette demeure aussi que, depuis le belvédère, se travaille la jouissance du monde (contemplation musicale, lecture, écriture, préparation de voyages, …) qui procure de la joie et dont l’ensemble constitue le bonheur.
Passer de la demeure au belvédère baigné de lumière, c’est accomplir le trajet du bonheur sans cesse renouvelé à une ouverture vers un sentiment d’éternité d’un certain type : non pas l’aboutissement d’une évolution vers une plus grande désincarnation, sorte de trajet d’un corps qui serait à délaisser au profit d’une âme immatérielle. Non : des moments d’éblouissements (le troisième genre de connaissance de Spinoza), qui se manifesteraient comme l’aboutissement et la légitimation sans cesse renouvelés de la jouissance du monde. Une jouissance exigeante, saisie par deux verbes d’action concomitants et d’égale importance : éprouver et réfléchir.
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Ce trajet ainsi décrit, du bois à la baie, n’est cependant pas linéaire : il est fait de détours, de retours, d’errances laborieuses ou de flâneries insouciantes. Aujourd’hui, Lecteur, tu peux éprouver le sentiment de te situer dans le clair-obscur de la clairière. Demain peut-être, feras-tu quelques incursions dans la demeure, pour mieux retourner à l’indolence du jardin, ressourcement nécessaire mais non suffisant. Admirer la vue du jardin est agréable, c’est un entre-deux : le clair-obscur de la mélancolie, ce merveilleux « bonheur d’être triste » comme disait Hugo. Mais la jouissance de la baie depuis le belvédère, en pleine lumière, te semble plus essentielle encore. Alors lance-toi : tu contemples le jardin alors que la baie t’invite au plongeon vivifiant. Lance-toi : le belvédère est un tremplin.